Cet article fait suite à d’autres qui traitent des trauma religieux et spirituels. Celui-ci se concentre sur le thème du mysticisme, et comment cela peut s’articuler avec le trauma.
Le sujet du mysticisme est extrêmement vaste, et je ne pense pas pouvoir en faire le tour en un article. J’espère toutefois que cet article permettra de débroussailler quelque peu, pour ainsi dire !
Définition(s)
[Pour rappel, j’ai donné une définition des traumas religieux et spirituels dans le premier article.]
Qu’est-ce que le mysticisme ? Voici ce que dit le Larousse :
1. Doctrine religieuse selon laquelle l’homme peut communiquer directement et personnellement avec Dieu.
2. Comportement dominé par les sentiments religieux.
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/mysticisme/53619
Je trouve intéressant de revenir à la définition du dictionnaire, car je trouve que le terme a pris des connotations qui n’y sont pas. Il me semble que le mot mysticisme évoque quelque chose de mystérieux, voire un peu perché.
Pourtant, dans le cadre du christianisme, la possibilité d’avoir une relation directe et personnelle avec le divin est mise en avant de nombreuses fois. Dans le christianisme évangélique notamment, “avoir une relation personnelle avec Jésus” est rabâché à toutes les sauces. Mais même en dehors de distinctions liées à des branches spécifiques, les textes bibliques soulignent cette capacité dans beaucoup de passages. Dieu connaîtrait chaque cheveu sur notre tête ; de nombreux personnages de la Bible communiquent directement avec Dieu ; le Saint-Esprit descend sur chacun·e et donne des dons, etc.
Il semblerait donc qu’avoir une relation personnelle avec Dieu soit une charactéristique inhérente au christianisme. Et pourtant, il y a des doctrines et dogmes souvent très rigides sur ce qu’est le divin ou non. Le fait d’en diverger est mal vu, que cela vienne d’une relation personnelle au divin ou non.
Quant à la deuxième définition, “Comportement dominé par les sentiments religieux”, c’est là aussi affiché comme un but par beaucoup de chrétien·nes. On entend souvent qu’il faut centrer sa vie autour de Jésus, que Dieu est la priorité absolue, que tout Lui revient, etc. S’il arrive parfois qu’il y ait des tempérances pour éviter le fanatisme, la plupart des discours chrétiens y encouragent implicitement voire explicitement. Un passage de la Bible souligne qu’il ne faut pas être tiède de manière très dramatique :
Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche.
Apocalypse 3:16
Malgré cela, le mot “mysticisme” n’est pas appliqué largement au sein du christianisme : ce n’est pas un qualificatif utilisé pour dépeindre tout chrétien lambda. Voici la définition des mystiques donnée par le magazine chrétien La Croix :
Dans le christianisme, ce terme désigne une personne qui vit intimement unie à Jésus-Christ. Saint Paul peut être considéré comme le premier mystique, lui qui a été saisi par le Christ sur la route de Damas et qui n’a cessé ensuite de parler de lui. Dans des cas assez rares, cette union se manifeste par des phénomènes extraordinaires : visions, connaissance des coeurs, prophéties, extases, lévitations, bilocations, stigmates…
La définition donnée diverge considérablement, je trouve, de celle du dictionnaire. Ici, la personne mystique est associée à des phénomènes surnaturels. C’est défini comme quelque chose de rare.
La communication avec le divin
Certaines caractéristiques du christianisme n’apparaissent réellement comme marquantes qu’une fois qu’on a pu prendre du recul, de la distance. Personnellement, il m’apparaît maintenant assez particulier que les chrétien·nes soient encouragés à développer une relation personnelle à Dieu, mais qu’on leur interdise la divination, qui n’est pourtant ni plus ni moins une manière de communiquer avec le divin.
En effet, la divination et les différents outils divinatoires qui existent sont vilifiés au sein du christianisme à l’heure actuelle, à l’exception peut-être de la bibliomancie, le fait d’ouvrir la Bible au hasard pour trouver un verset approprié à sa situation. Il serait hors de question pour l’écrasante majorité des chrétien·nes aujourd’hui de tirer les cartes, d’utiliser un pendule, ou de concevoir son propre outil pour communiquer avec Dieu. On peut pourtant se demander pourquoi. Si Dieu est tout-puissant et souhaite avoir une relation avec nous, pourquoi ne serait-il pas possible de communiquer via ce type d’outils ? Pourquoi partir du principe que cela serait forcément mauvais ?
Je pense que la réponse est politique. Permettre aux croyant·es de communiquer avec le divin avec davantage de clarté leur donne de l’autonomie vis-à-vis des autorités religieuses. En cantonnant la communication au divin à des moyens mystérieux et peu discutés concrètement, on laisse le pouvoir religieux et spirituel aux mains des institutions religieuses.
On reste ainsi dans un flou artistique, où n’importe qui peut affirmer que Dieu lui a parlé dans un moment de prière (c’est même souvent encouragé), mais le mot de la fin peut généralement revenir à la personne qui dirige la communauté religieuse et qui est sensée avoir davantage d’expérience.
Bien sûr, réserver la communication claire avec Dieu à qui peut affirmer avoir une “ligne directe” facilite les abus de confiance ; cependant, je ne pense pas que ce serait forcément moins le cas avec des outils divinatoires. L’emprise sectaire peut s’installer quels que soient les outils, l’emphase est davantage sur le fait de saper l’autonomie d’autrui que sur les moyens précis pour y parvenir.
A priori, on peut tout de même théoriser que quelqu’un qui dispose d’outils pour obtenir des réponses directes du divin serait davantage en mesure de faire la part des choses que quelqu’un qui n’en dispose pas. Par exemple, dans une situation où quelqu’un affirme “Dieu dit que les homosexuel·les sont des pécheurs, il faut les ramener à Dieu par une thérapie avec le pasteur”, quelqu’un qui n’est pas hétérosexuel·le et qui croit sincèrement en Dieu peut prendre cela au sérieux, avec des conséquences désastreuses. Si cette personne a les moyens de communiquer avec le divin en obtenant une réponse claire, ce serait très probablement l’occasion de comprendre qu’il est temps de partir de cet environnement homophobe profondément toxique. Malheureusement, les chrétien·nes sont généralement livré·es à elleux-mêmes, ou plutôt, aux injonctions dogmatiques de leur traditions.
Un des problèmes avec le fait que le mysticisme soit si mal compris et représenté au sein du christianisme est que cela permet à certain·es mystiques d’exercer une emprise plus facilement. Ainsi, dans un environnement où l’on n’a pas d’enseignement clairs et de garde-fous contre le fanatisme et les dérives sectaires, il est plus facile de contrôler d’autres croyant·es en mettant en avant ce que l’on a reçu du divin soi-même, dans le cadre d’une relation “personnelle”.
De nombreuses personnes se retrouvent donc traumatisées par des mystiques. Il arrive que l’exercice du contrôle et les abus soient délibérés de la part des mystiques, mais il peut malheureusement arriver aussi que dans leur foi et leur exaltation sincère, ces mystiques perdent de vue certaines bases du respect. La frontière entre ces deux possibilités peut aussi être assez floue dans certains cas.
Traumatismes liés au mysticisme
Certaines évidences n’en sont pas pour des personnes qui n’ont pas connu de traumatismes liés au mysticisme. Il arrive souvent que des gens s’interrogent sur “pourquoi on reste dans un environnement sectaire”. Certain·es semblent s’imaginer que les croyant·es font semblant de croire, ou suivent aveuglément des doctrines et dogmes alors que cela ne tient manifestement pas debout. Mais dans les faits, c’est généralement bien plus compliqué que cela. Si cela peut être le cas pour certain·es croyant·es, un bon nombre d’autres vivent des expériences spirituelles qu’il leur est difficile de balayer.
Admettons, par exemple, que quelqu’un vive une extase spirituelle, un moment où la personne se sent fortement connectée au divin. C’est une expérience authentique. Même en admettant que cette expérience puisse être aplatie par des explications scientifiques a posteriori, cela n’enlève pas la trépidation que cela représente sur le coup, et les potentielles retombées. Les conséquences d’une telle expérience ne sont pas systématiquement négatives. Il arrive que des croyant·es fassent des changements majeurs dans leur vie à la suite d’une expérience spirituelle forte, et ce pour le mieux. J’ai connu des gens qui ont arrêté de fumer, qui ont repris leurs études avec sérieux, qui ont développé davantage de patience, d’empathie et de gentillesse… Bien sûr et malheureusement, ce n’est pas universel, certaines personnes deviennent horriblement étroites d’esprit et dogmatiques. Mais il me paraîtrait injuste de ne pas souligner que le mysticisme (au sens premier de : contact direct avec le divin) peut résulter en des changements objectivement positifs et spectaculaires.
Le problème qui émerge rapidement est que si la seule grille de lecture disponible pour faire sens des expériences mystiques est dogmatique et discriminatoire, cela va être difficile pour la personne de s’en extraire. L’authenticité de l’expérience mystique peut mener à cautionner des choses graves (misogynie, homophobie, transphobie, et ainsi de suite), parce que l’on ne connaît pas d’autres explications pour ce que l’on a vécu, et que l’Église martèle que tout ce qui n’est pas chrétien est faux (voire démoniaque). Il n’y a pas de réflexe d’aller “voir ailleurs” si quelqu’un aurait peut-être une autre grille de lecture : ce réflexe est vu comme un manque de foi et une trahison. Il y a une pression sociale forte à rester dans le rang, même si elle est parfois implicite.
Il est donc particulièrement périlleux pour un·e mystique de prendre des distances radicales d’avec sa communauté religieuse même si c’est nécessaire, parce que cela implique dans tous les cas une forme de dissonance cognitive.
En effet, il s’agit de choisir entre renier ses expériences mystiques, que l’on sait pourtant être authentiques (même si l’interprétation qui en est faite est peut-être douteuse), et renier ses ressentis vis-à-vis de ce qui cloche dans l’Église (le dogmatisme, le sectarisme, les différentes formes de discrimination violente, etc).
Bien sûr, la “solution” à ce problème est de reconsidérer les expériences mystiques à la lueur d’autres convictions qui ne sont pas empreintes du dogmatisme religieux dont on a besoin de s’extraire. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire, surtout lorsque l’on est au coeur de la situation : on a tout simplement pas accès à d’autres explications facilement, parce que la communauté nous en coupe.
Les chrétien·nes ne sont pas encouragé·es à explorer les autres convictions, les autres types de foi, la variété de regards posés sur les expériences mystiques au fil des millénaires. L’accès à l’information à ce sujet est difficile. Il faut aller à rebrousse-chemin, à contre-courant de tout ce qui est encouragé et facilité au sein de la communauté religieuse à laquelle on appartient. C’est généralement quelque chose que l’on entreprend plutôt lorsque l’on a pu s’en extraire, pas quand on est encore dedans (bien sûr, il peut y avoir des exceptions).
J’ajouterais qu’il est d’autant plus difficile de s’autoriser à douter lorsque l’on a été témoin de multiples expériences mystiques, pour soi et chez autrui.
Par exemple, admettons que quelqu’un, au sein de sa communauté religieuse, ait été témoin de prophétie ou vision de la part d’un·e autre fidèle. Cela peut être très impressionnant, particulièrement quand la prédiction faite se réalise. Il arrive bien entendu que des personnes affirment avoir un don de prophétie pour ensuite dire tout et n’importe quoi (avec sincérité ou non !). Il arrive aussi que des personnes aient réellement un don de ce type, s’en ouvrent peu, mais que ce don se manifeste quoiqu’il en soit. En être témoin peut être extrêmement troublant.
Quand il n’y a aucun gain réel, aucune performance théâtrale, aucun but précis autre que de communiquer un message divin pour la personne, simplement une révélation manifestement authentique, comment comprendre cela vu de l’extérieur ? Comment en faire sens lorsque l’on commence à douter du bien-fondé des enseignements de sa communauté ? Comment intégrer ces expériences indéniables dans une perspective élargie, au sein de laquelle le rapport au divin que l’on nous a enseigné n’a plus sa place ?
Ce sont des questions délicates auxquelles les réponses ne viennent pas facilement. Il arrive qu’il soit nécessaire d’opérer un évitement post-traumatique de toute chose religieuse et/ou spirituelle après avoir quitté sa communauté sectaire. Pour certaines personnes, il faut attendre des années avant de pouvoir à nouveau se pencher sur la question à peu près sereinement.
Contrairement à ce qu’il affirme bien souvent, le christianisme n’a pas l’apanage du mysticisme (dans tous les sens du terme). Il est possible d’intégrer des expériences mystiques dans une manière de concevoir le monde et d’interagir avec qui n’est pas empreinte de dogmatisme et de sectarisme. Il est possible d’être mystique sans être fanatique, d’être croyant·e sans chercher à convertir tout le monde, de croire et pratiquer une forme de spiritualité sans que cela soit un gouffre re-traumatisant. C’est quelque chose qui demande du temps, de la réflexion, beaucoup de compassion envers soi-même et envers autrui, de l’ouverture d’esprit. Mais c’est possible ! Sortir du sectarisme ne signifie pas forcément renoncer à tout lien avec le divin. On pourrait même dire qu’au contraire, sortir d’une pensée tronquée par le dogmatisme permet de faciliter le développement d’une spiritualité authentique et bienfaisante.
En conclusion, le mysticisme est un sujet qui représente des défis particuliers pour des personnes ayant été traumatisées par la religion et/ou la spiritualité. J’ai l’impression de n’avoir ici qu’effleuré la surface de ce sujet spécifique !
Si vous êtes en difficulté du fait de traumas religieux et/ou spirituels, et que vous êtes à l’aise en anglais, sachez que le site Recovering From Religion propose des ressources et notamment des groupes de paroles réguliers. J’ai aussi inclus d’autres recommandations dans le premier article de cette série, pour rappel.
Mes encouragements et toute ma compassion aux personnes qui ont été maltraitées dans un contexte religieux et/ou spirituel. Si vous avez des ressources à recommander pour aider des pairs, n’hésitez pas à les partager en commentaires. Et si vous avez des suggestions quant aux sujets que vous aimeriez voir abordés dans cette série d’articles, elles sont également bienvenues.