L’utilisation d’anglicismes là où des alternatives existent m’agace quelque peu, d’une part parce que je trouve ça assez excluant pour les gens qui ne sont pas anglophones, d’autre part parce que bien souvent, lorsque l’on emprunte un mot à l’anglais à l’arrache, une partie du sens se perd ou il finit par être complètement dévoyé. Un exemple de cela est le terme safe, qui pourrait se traduire comme “sécure”, “en sécurité”, qui est systématiquement utilisé à toutes les sauces par beaucoup de gens, que ce soit pour le prôner ou pour le critiquer de manière acerbe.
Mais qu’est-ce que le safe ?
“Safe” est un adjectif. On parle d’espace safe, de milieux safe, de personnes safe. Qu’est-ce que ça veut dire au juste ? Il me semble pertinent d’évoquer ici un autre terme que l’on retrouve souvent dans les mêmes cercles et qui est lié à la notion de safe : “déconstruit·e”, qui a un sens plus ou moins équivalent. “Une personne déconstruite”, le sous-entendu étant ; une personne ayant questionné et déconstruit les constructions sociales nocives qu’on nous inculque (sexisme, racisme, validisme, etc).
Bon, le problème, c’est que la déconstruction de ces contraintes n’est pas (seulement) un processus individuel. On existe pas au milieu de nulle part, on parle bien de constructions sociales. Donc il est un peu présomptueux de prétendre être “déconstruit·e” il me semble. Bien sûr, c’est plus court de dire “Je me suis déconstruit·e” que de dire “Depuis que j’ai pris conscience d’un certain nombre de rapports de pouvoirs nocifs qui agitent la société, je fais de mon mieux pour ne pas cautionner et reproduire les schémas oppressifs tout en restant conscient·e d’une part que cela prend beaucoup de réflexion, de persévérance et de temps, d’autre part qu’un certain nombre de choses ne dépendent pas seulement de ma petite personne mais d’actions collectives”. Donc je peux comprendre que le raccourci arrive, mais je pense pas que ça nous rende service, et ce pour plusieurs raisons :
Tout d’abord, le raccourci nous dessert parce qu’il me semble voir souvent des gens parler de la déconstruction comme si elle était faite une bonne fois pour toutes, ou du moins, comme s’il y avait un stade de déconstruction “acceptable”, un seuil à partir duquel on devenait fréquentable et safe, et c’est sous-entendu dans l’utilisation de “Je suis déconstruit·e” ou “Je me suis déconstruit·e” plutôt que “Je travaille à déconstruire x et y”. Sauf que le seuil “acceptable” n’est pas défini clairement !
Quand il ne s’agit pas de soi que l’on décrit comme “déconstruit·e”, mais une autre personne, cela soulève donc d’autres problèmes, et j’en reviens au terme safe. Comment définit-on qui est safe et qui ne l’est pas ? Où place-t-on les limites ? Qu’est-ce qui est tolérable ou non ?
Safe, une fois traduit, évoque la sécurité. On parlerait donc de quelqu’un qui assure notre sécurité ? Qui nous donne l’impression d’être en sécurité ? Parle-t-on de sécurité individuelle ou collective ? De quel point de vue, dans quel(s) contexte(s) ? Encore une fois, les raccourcis me dérangent.
Ce qui est sécure pour personne A ne le sera pas forcément pour personne B. Ce qui réactive le stress post-traumatique, les TCA ou les problèmes d’addiction de personne A sera peut-être inoffensif pour personne B. Alors, où place-t-on le standard pour décider ce qui est safe / sécure et ce qui ne l’est pas ?
Il me semble qu’utiliser un seul mot et d’une seule catégorie (“safe“), sans contextualiser, n’est absolument pas fonctionnel, et provoque inévitablement des incompréhensions, des frustrations, voire des violences.
D’ailleurs, les anglophones d’où nous viennent le terme “safe space“, que l’on a traduit à moitié par “espace safe“, ont parfois adapté leur vocabulaire pour parler plutôt de safer space, “espace plus sécure” ; la nuance est que l’ambition de l’espace en question est d’offrir davantage de sécurité qu’ailleurs, mais ne prétend pas offrir une sécurité absolue. Cela paraît important.
En effet, si l’on prend l’exemple concret d’un groupe de parole, comment pourrait-on garantir que personne ne s’y sentira en danger à aucun moment ? C’est impossible. Pour autant, doit-on renoncer à tenter de prioriser la sécurité des personnes qui s’y rendent dans la mesure du possible ? Bien sûr que non ! Et les personnes qui disent en substance “Rien ni personne n’est jamais totalement safe de toute façon, donc je refuse de réfléchir et me remettre en question” m’énervent prodigieusement. C’est vraiment le degré zéro de la bonne foi et de la solidarité.
Pour revenir à l’exemple d’un groupe de paroles, parfois, rendre un espace un peu plus sécure peut être aussi modeste et simple — mais pourtant efficace — que de rappeler à tout le monde d’essayer de ne pas se couper la parole. Selon le public accueilli, ce que l’on met en place peut varier : éviter les questions intrusives ou les conseils non-sollicités, expliquer les termes techniques que l’on utilise si l’on en utilise, essayer de donner à chaque personne l’occasion de s’exprimer, etc. Ce sont des réflexions à mener au cas par cas, même si on pourrait sans doute penser à quelques règles de bases qui s’appliqueraient quasi-partout. Et ceci reste l’exemple d’un groupe de parole, mais il y aurait bien d’autres cas de figures sur lesquels réfléchir.
Pourquoi le concept d’espace safe(r) a-t-il émergé ? La nécessité de ménager des espaces où l’on se sent un peu plus en sécurité s’est imposée à des personnes qui sont en danger dans la société au sens large : des personnes marginalisées, oppressées. Des personnes souvent traumatisées par des maltraitances chroniques, institutionnelles et/ou interpersonnelles. L’intérêt d’espaces où l’on peut être un peu moins hypervigilant·es, se sentir soutenu·es et mener des réflexions collectives est évident dans ce contexte.
Je ne vois pas les “espaces plus sécures” comme des espaces qui ont vocation à être forcément confortables, mais vivables. Finalement, c’est une question d’accessibilité. J’avais fait les mêmes remarques dans l’article sur les avertissements de contenu, qui sont d’ailleurs souvent utilisés pour permettre qu’un espace soit plus sécure, en ligne ou hors ligne.
L’article “De qui le safe a-t-il peur ?” publié en 2017 par Monsieur S’il Vous Plaît évoque sans détours les problèmes que peuvent poser une certaine vision et application du “safe” :
Il ne faudrait surtout pas déranger. Sur internet mais aussi dans des orgas militantes, il y a plein de gens qui aiment à se dire super radicales, mais cette radicalité doit toujours respecter une ligne politique « safe » pour avoir le droit de s’exprimer. Il faut éviter le conflit à tout prix, et quand on a une divergence d’opinion politique avec quelqu’unE c’est apparemment le drame. Il faut qu’on soit touTEs pile poil dans le bon consensus pour fonctionner. L’affinitaire et le politique sont complètement mélangés, s’il y a divergence on ne peut plus être amiEs, les gens ont peur de s’exprimer, mais peur de quoi exactement ? Il y a apparemment une ombre qui flotte au-dessus des têtes, celle de la disgrâce, de l’exclusion. Alors on contourne le problème, on ne cite pas de noms, de faits, on reste dans le vague, le sous-entendu, le « on » et le « y en a qui ». Personne ne se comprend, tout le monde se sent accuséE, on communique en « bails » et en « shitstorms ».
https://monsieursilvousplait.wordpress.com/2017/07/01/de-qui-le-safe-a-t-il-peur/
En l’occurrence, je ne rejoins pas forcément tout le texte de son article, ou plutôt, je pense que ma perspective est différente à certains égards, mais je pense comme lui que le “safe” comme ambiance de culpabilisation constante qui pousse certaines personnes à plus ou moins s’excuser d’exister n’est pas une bonne chose. Car dans un tel contexte, comme il le dit, “À la fin ce ne sont pas ceulles qui ont le plus raison qui l’emportent, ce sont ceulles qui gueulent le plus fort.” J’ajouterais que dans certains cas ce peut être celleux qui manient le mieux la rhétorique qui est considérée acceptable dans le contexte où iels évoluent : parfois il s’agit de gueuler le plus fort, parfois il s’agit d’embobiner ses interlocuteurices à grand renfort de communication soi-disant non-violente et prétention de care. Toutes les personnes qui parlent doucement et avec éloquence ne sont pas pour autant bienveillantes, et tout ce qui est dit d’une voix calme n’est pas forcément non-violent.
La sécurité (au sens large), ce n’est pas le même format pour tout le monde. Il ne me paraît pas anodin que l’on soit resté·es sur un anglicisme tel que safe plutôt que d’utiliser “sécurité” et ses dérivés : le terme “sécuritaire” a des connotations extrêmement négatives et généralement aux antipodes des convictions politiques des personnes qui utilisent safe dans le sens que j’expose ici. Ironiquement, il arrive que l’on voie des comportements qui pourraient être qualifiés de sécuritaires dans l’application de certains principes pour rendre safe des espaces. Et sans que ce soit aussi grave, il y a parfois des normes propres aux micro-milieux qui gagneraient peut-être à être remises en question.
Pour donner un exemple relativement anodin et assez léger, cela me crispe de voir la formule “Prends soin de toi” utilisé de manière extrêmement fréquente, quel que soit le contexte. Pas parce que la formule me dérange en soi, même si j’ai tendance à privilégier “Je t’encourage à prendre soin de toi” si possible — je chipote, je sais, mais j’aime la précision, et pour moi la différence entre un encouragement et un ordre peut être de taille, et je sais qu’en tous cas à une période où j’étais extrêmement sensible au détail des mots à cause du stress post-traumatique, cette différence aurait été importante pour moi. Le fait d’encourager autrui à prendre soin d’ellui me paraît une bonne chose dans l’absolu, mais je considère que cette formule a une connotation plutôt familière ou intime. Je la trouve donc malvenue quand elle vient de quelqu’un qui n’est pas un·e proche, ou a minima un·e camarade. Si on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam, je vois pas trop pourquoi on me dirait de prendre soin de moi. Je le vois comme une injonction déplacée et intrusive. C’est très personnel, évidemment, et je pense que cet exemple a le mérite de souligner à quel point ce qui safe ou non est subjectif. Nul doute que les personnes qui emploient cette expression de manière qui moi, m’agace, l’utilisent en pensant bien faire, avec les meilleures intentions du monde — en voulant être safe. Mais pour moi c’est l’équivalent d’un·e inconnu·e complète qui propose de me faire un hug : on va redescendre d’un cran ! Je trouve ça infantilisant et hors de propos. Venant d’ami·es, après une discussion sur un sujet éprouvant, c’est tout à fait approprié. À la fin d’une vidéo YouTube qui traite de sujets perso ou un peu difficiles et qui s’adresse à des personnes handies aussi (coucou Vivre Avec !). Mais venant d’une personne que je connais à peine après une discussion tout à fait banale, comme une vulgaire formule de politesse, je ne comprends pas trop. Mais là encore : c’est mon avis, et mon ressenti personnel sur la question. Je n’en tiens pas rigueur à ces personnes, et si cela me dérangeait vraiment, libre à moi de leur en parler et de poser clairement ma limite vis-à-vis de cela. Simplement, je me questionne sur ce qui fait que clore une conversation avec “Prends soin de toi” devienne banal. Je me méfie lorsqu’un jargon connoté bienveillant devient une sorte de norme, parce qu’il en finit très souvent vidé de sa substance. Et je redoute le moment où cette formulation aura été tellement galvaudée qu’on la détestera même lorsqu’elle survient dans un cadre où elle a du sens.
Bien sûr qu’il y a des bases sur lesquelles on peut présumer un consensus, le respect basique. Mais au delà de ce qui tombe probablement sous le sens pour tout le monde, on ne peut pas faire l’économie de la réflexion sur ce qui nous motive.
Est-ce qu’on cherche à prioriser la sécurité physique et émotionnelle des individus dans le groupe dans lequel on se trouve (nous y compris) ou est-ce qu’on veut se donner une bonne image ? Est-ce qu’on cherche à ne pas re-traumatiser autrui, ou est-ce qu’on souhaite se signaler comme inoffensifve et bienveillant·e ? Est-ce qu’on a besoin de se mettre en colère pour régler le problème qui se présente, ou est-ce qu’on a enregistré l’idée que la colère était l’émotion vue comme légitime et courageuse, radicale, dans le groupe où on se trouve ? Est-ce qu’on communique de manière non-violente ou est-ce qu’on enrobe dans du miel des méthodes de manipulation ?
Ce ne sont que quelques questions parmi bien d’autres que l’on pourrait se poser. Je vous invite à y ajouter vos propres questionnements si vous le souhaitez. Les critiques constructives par rapport à cet article sont aussi les bienvenues.