Nous sommes le 22 octobre, c’est la journée mondiale du bégaiement. Xetra, qui est bègue, a gracieusement accepté que je publie ici les textes qu’elle a écrits à cette occasion en 2016 et en 2018. Xetra a aussi écrit un fil Twitter aujourd’hui sur le même sujet, que je vous recommande vivement. Bonne lecture !
Texte écrit pour le 22 octobre 2016
J’ai commencé à bégayer vers huit ans, mais j’ai toujours “mal parlé”. Trop vite, pas assez fort, au bout d’un moment je me suis juste retrouvée en plus avec des blocages là-dessus, des répétitions incontrôlables et des blocages complets de la parole. Le bégaiement est ce handicap pour lequel le monde entier connaît quelqu’un pour qui ça s’est arrangé. Tout le monde répète que ça va passer. Et puis jour après jour, année après année, ça ne passe pas.
Parler est tout un numéro d’équilibriste, invisible ou presque. Il faut mettre les muscles faciaux en ordre, capter l’attention de l’autre, se concentrer sur la première syllabe, ne pas perdre la concentration pour la suite, essayer de parler fort, de ne pas parler trop vite, éviter de buter sur des mots. Faire un tri mental : est-ce que je peux éviter ce mot-là, qui commence par un M alors que les M en début de mot causent presque toujours un blocage ? Est-ce que je peux éviter ce mot-là, qui est trop long alors que les mots de quatre syllabes ou plus sont imprononçables ? Parfois on peut contourner ces problèmes et la communication se fait avec beaucoup de pression, mais à peu près fluide. Parfois l’autre ne fait pas attention, il y a du bruit autour, on se relâche même très légèrement, il y a une interruption, ou encore il est indispensable de prononcer “Maison-Alfort” ou “mille neuf cent soixante-douze” ou n’importe quel mot-piège, et on ne sort que de la bouillie de mots, du blocage avec crispation de tout le visage et les lèvres qui s’agitent comme pour chercher de l’air. Il faut des trésors de patience, beaucoup d’énergie à consacrer à la parole et une bonne résistance à l’humiliation pour faire sa vie en étant bègue.
J’ai mis beaucoup de temps à l’appeler handicap, puisque j’étais certaine qu’il disparaîtrait comme on me le répétait. C’était juste une passade, rien de très grave. Je ne faisais pas attention à son poids, je vivais pour “moi plus tard”, moi sans le bégaiement. C’est une vision qui était partagée par mes proches je crois, je me souviens d’un parent à l’entrée en sixième me prenant à part pour me dire que l’école devenait sérieuse et qu’il était temps d’arrêter “ça” comme si j’y pouvais quelque chose. On me dit aussi souvent que ce n’est pas si gênant (à entendre), si seulement je parlais moins vite ou plus fort, choses que je ne peux justement pas faire. J’ai mis beaucoup de temps à ne plus nier comme il pesait dans mon quotidien, dans ma vie.
Bégayer pousse à soupeser chaque parole, se demander à chaque fois si c’est vraiment nécessaire de parler, si on ne peut pas juste se débrouiller autrement. Éviter de parler aux inconnus, parce qu’ils ne seront pas spécialement attentifs et risquent donc de devoir faire répéter et causer des blocages. Éviter de parler dans des environnements bruyants. Éviter de parler à un groupe, parce que c’est tout un défi de se concentrer sur l’attention non pas d’une seule personne, mais de plusieurs. Éviter d’avoir à prononcer un mot ou une suite de mots irremplaçables. C’est très vite restrictif : est-ce que j’essaie de demander qu’on me passe le sel à table ? Est-ce que je pose une question en cours ? Est-ce que je demande mon chemin, c’est-à-dire prononcer un nom de rue devant un inconnu ? Est-ce que j’accepte une sortie dans un bar où je devrai commander quelque chose ? Est-ce que j’essaie de parler dans un interphone, où on m’entendra à peine avec les bruits de rue, ou est-ce que je ne peux pas contourner en attendant que quelqu’un ouvre pour moi ? Est-ce que je laisse un message sur un répondeur alors que je ne pourrai pas avoir de feedback indiquant si on m’a comprise ou non ? Est-ce que j’essaie de parler dans une voiture alors qu’entre le bruit du moteur et l’attention dédiée à la route, la communication sera mauvaise ? Est-ce que je continue d’essayer de parler alors que j’ai déjà répété deux fois et qu’à chaque fois l’angoisse monte, rendant les choses plus difficiles en plus d’éroder la patience de la personne à qui je m’adresse ? Est-ce que je parle de cette chose capitale alors qu’il y a du bruit et de l’agitation autour donc que ce sera ridiculement difficile ? Est-ce que j’essaie de prendre la parole dans ce groupe d’amis plus bruyants que moi, donc on me coupera la parole sans même le remarquer et reprendre après sera probablement impossible ?
Mon bégaiement m’oblige à repenser et adapter une large facette de ma communication. Il rend nécessaire la contribution des autres, leur attention appliquée, qu’ils ne m’interrompent pas, leur aide parfois. Une bienveillance qui serait, sinon, facultative.
Le 22 octobre est la journée mondiale du bégaiement. J’ai toujours l’impression qu’il n’y a pas grand-chose à en dire, mais elle est très peu visible, alors j’ai envie d’en parler ici pour une fois. Ça vaut bien un peu de chouine.
Texte écrit pour le 22 octobre 2018
*raclement de gorge*
Hey ! Nous sommes le 22 octobre, journée mondiale du bégaiement. Alors je vais parler de bégaiement.
Dans ce handicap, comme dans environ tous à vrai dire, il y a les difficultés causées par la condition elle-même mais aussi des difficultés qui viennent de la façon dont on nous considère et on nous traite selon comment on nous perçoit. Et j’aurais beaucoup à dire à ce sujet.
Sur ce que ça représente d’être invisibilisée dans les groupes sociaux la majeure partie de sa vie : je parle, on m’interrompt et personne ne remarque qu’on continue sans moi. Je ne parle pas, personne ne le remarque non plus.
Sur les interruptions permanentes, y compris quand je fais savoir qu’il est important de ne pas m’interrompre (c’est le cas ! J’ai beaucoup de mal à reprendre la parole donc ça revient à m’exclure entièrement de la conversation), quand vient le moment où on comprend que ce n’est pas juste une fois pour me faire plaisir mais une nécessité continue.
Sur le changement de regard quand j’ouvre la bouche, les sourires qui se figent et les sourcils qui se froncent, parfois les soupirs, parfois les commentaires tranquillement devant moi, “on comprend rien hein ? Ouais j’ai pas compris non plus”. Le regard qui dit : est-ce que c’est une débile ? et moi qui me sens aussitôt obligée de prouver mon intelligence (non qu’on ne soit pas digne de respect avec des limitations intellectuelles mais ceci est un autre sujet). Le ton qui se fait plus fort et plus lent, parfois additionné d’une main paternaliste sur l’épaule, alors que j’ai horreur des contacts physiques des inconnus. Le “bonjour madame” avant que je parle et le “au revoir mademoiselle” après, résumant bien l’infantilisation générale que ça me cause.
Sur les intrusions qu’on se permet avec moi alors qu’on me connaît depuis quarante secondes. C’est le stress ? Oh un peu quand même non ? Est-ce que j’ai essayé la méditation ? Il faut quand même que je travaille dessus, comment je vais faire en entretien d’embauche ? (ces exemples datent de la semaine dernière et d’aujourd’hui et toujours de personnes inconnues, pour donner une idée de la fréquence et du degré de familiarité.) Si vous êtes valides et donc n’avez pas reçu des centaines de conseils non-sollicités, peut-être que vous voyez juste ça comme gentil et bien intentionné : le problème c’est qu’il y a deux idées derrière, l’idée qu’à ne pas avoir mon handicap vous êtes mieux renseignés que moi sur le sujet (ce qui est très insultant) et l’idée que tout de même si je faisais un petit peu d’efforts je ne bégayerais plus, donc c’est un peu ma faute (ce qui est encore pire).
Sur, au final, le rabaissement constant derrière ce vernis bienveillant, peut-être involontaire, et que j’ai mis deux décennies à comprendre. Pourquoi est-ce que je me sentais si mal devant ces gens qui VOULAIENT JUSTE M’AIDER ? Pourquoi j’avais envie de pleurer, de mourir, en m’échinant à suivre des conseils SI BIEN INTENTIONNÉS ? Parce que ce n’était pas pour mon bien, et d’une condescendance atroce. Ça a beaucoup pesé sur ma vie, et ça pèse encore, la seule différence étant maintenant que je sais que je peux crier contre.
Mais crier, c’est épuisant.
Il y a deux ans j’avais fait un texte ici aussi pour parler de comment on vit le bégaiement. Je soupçonne que celui-là va moins se faire aimer parce qu’il parle pas juste de moi, mais de comment on interagit avec moi. Et de là il vous demande : questionnez vos propres comportements. Votre façon d’interagir avec moi, avec d’autres personnes que vous entendez bégayer. Questionnez votre regard sur nous, va-t-il plus loin que juste plaintif, que condescendant ? Nous prenez-vous au sérieux, nous prenez-vous comme des humains et des égaux ?
Croiser la route de personnes qui me respectent m’a fait prendre conscience que je peux avoir mes limites prises en compte, on peut m’écouter, on peut faire attention à moi. Je vous demande donc la même chose : respectez-moi.
Contribuez à un monde qui me sera vivable.