Cet article, de manière quelque peu inhabituelle pour ce blog, se penche sur des dynamiques observées principalement sur Twitter dans certains milieux. J’ai eu envie d’écrire à ce sujet pour deux raisons :
- Je vois les mêmes malentendus et conflits se répéter cycliquement depuis littéralement des années
- Il me semble que ces dynamiques de “niche” illustrent certaines dynamiques plus générales sur lesquelles il peut être intéressant de réfléchir même si l’on ne fréquente absolument pas Twitter
Sur Twitter donc, les modes linguistiques sont rapides et nébuleuses — comme ailleurs, mais c’est peut-être particulièrement exacerbé par le côté “viral” de la communication sur cette plateforme, qui encourage à tout formuler par punchlines percutantes. Twitter n’est pas l’endroit idéal pour débattre ou avoir des discussions nuancées ; que ce soit parce qu’on est limité en termes de texte à 280 caractères par tweet, ou parce que les gens y semblent souvent réticent·es à réfléchir avec nuance. Bien souvent, on observe des dynamiques de cliques, avec des groupes ou personnes populaires qui abusent de leur pouvoir, par exemple en encourageant au harcèlement de personnes marginalisées. Twitter, dans ses meilleurs jours, permet aussi à des personnes marginalisées qui ont peu de pouvoir pour se faire entendre “dans la vraie vie” de faire levier, avec des hashtags ou tout simplement des tweets de masse. Un certain nombre de mobilisations de revendications pour des sujets importants ont ainsi pu fleurir sur Twitter ; #MeToo en est un exemple flagrant.
Voilà pour le contexte. Dans cet article j’aimerais me pencher sur une mode linguistique particulière, celle du terme “pipou” et son dérivé “pipousafe”. Le mot “pipou” est à la base une manière de dire “mignon”, et à l’origine était utilisé de manière méliorative, comme un compliment, comme aujourd’hui on dirait “T’es trop mims” par exemple. Certaines personnes l’utilisent toujours dans ce sens-là. Cependant, le terme “pipou” est maintenant également utilisé de manière péjorative. Jusqu’ici, rien de particulièrement spécial, c’est assez courant qu’un mot neutre ou vu comme positif change de sens. Ce qui m’intéresse dans le terme “pipou”, c’est qu’il a pris plusieurs sens péjoratifs assez différents, ce qui mène à énormément de confusion et de conflits.
Il y a plusieurs années de cela (à partir de 2013 environ, mais c’est difficile de poser une date exacte), une certaine petite clique de Twitter se moquait ouvertement et avec beaucoup d’acharnement des personnes handicapées sur Twitter, notamment de personnes autistes. Je me rappelle par exemple d’une de ces personnes qui jugeait ridicule le principe d’intérêts spécifiques et reprochait à une personne autiste d’en parler. Je précise qu’à ce moment-là, cette personne autiste était une des seules personnes autistes francophones qui parlait de ces sujets sur Twitter. La situation a bien changé aujourd’hui, et même si les personnes autistes (et neurodivergentes et handicapées au sens large) sont bien plus nombreuses à être visibles sur Twitter, à l’époque cette personne était assez isolée à oser tweeter dessus. Ses tweets étaient extrêmement précieux pour les autres personnes autistes, souvent en errance diagnostique — mais le harcèlement validiste n’était pas facile à vivre, assurément.
La même clique a petit à petit commencé à utiliser le terme “pipousafe” comme insulte. Les définitions qui en sont données par ces personnes diffèrent : tantôt il est dit que c’est pour désigner des personnes qui défendent et couvrent des personnes abusives, tantôt il s’agit d’un terme péjoratif pour quelqu’un de “mignon”, naïf, qui manquerait de connaissances politique. Je vois déjà un problème majeur au fait que le terme soit ambigu et désigne deux choses assez différentes tant en termes de sujet que de gravité. On conviendra qu’accuser quelqu’un·e de complaisance délibérée envers des comportements abusifs, et lui reprocher une naïveté un peu pénible, ce n’est pas la même chose.
Le terme s’est ensuite popularisé plus largement sur Twitter. Le problème est que personne ne s’était formellement mis d’accord sur ce qu’il désignait, et pour une bonne partie des gens c’était au final une insulte validiste à peine voilée. Car la description de “pipousafe” c’était donc une personne mignonne, bizarre, aux compétences sociales jugées inadéquates, qui manquait de connaissances politiques jugées adéquates. Si l’on omet le dernier élément, il me semble difficile de ne pas comprendre en quoi la description est validiste…
Fast-forward en 2021. Les personnes handicapées qui ont connaissance de ce terme sont souvent crispées en le lisant, de manière compréhensible. C’est devenu une sorte de dogwhistle validiste. Cependant, un nouvel usage émerge. Des personnes racisées utilisent le terme “pipou” pour désigner des personnes blanches qui, derrière une image mignonne, se comportent de manière raciste et refusent de prendre leurs responsabilités vis-à-vis de leur racisme, notamment en feignant la naïveté.
Le reproche ici fait est tout à fait légitime. J’ai moi-même vu un certain nombre d’interactions de ce type, où une personne blanche se victimisait pour éviter de reconnaître ses biais racistes, se mêlait des affaires de personnes racisées de manière tout à fait déplacée, et ainsi de suite. Je ne cherche aucunement à excuser ce genre de comportements, qu’il vienne d’une personne handicapée ou non. Le fait d’appartenir à un groupe marginalisé (ici, les personnes handicapées) ne donne pas un freepass pour mal se comporter envers un autre groupe marginalisé (ici, les personnes racisées). Bien sûr, cette logique s’applique aussi autrement ; être validiste n’est jamais acceptable, et être autrement marginalisé·e ne donne pas un passe-droit pour avoir des comportements validistes.
Pour en revenir au terme “pipou”, je pense toutefois que reprocher à des personnes racisées de l’utiliser, et les accuser de validisme du fait de ce simple usage, est déplacé et relève du tone-policing. Il est évident qu’un certain nombre de personnes n’ont pas conscience de l’historique du terme, et du fait qu’il a été popularisé de manière validiste. Reprendre une personne sur la forme d’un reproche légitime (ici, du racisme) est une manière de dévier le sujet, et c’est un problème.
Cela étant dit, au sein de ce type de conflits, j’ai bel et bien aussi vu des propos validistes mêlé à des reproches sur le racisme, ce qui est aussi un problème… Des accusations d’être autodiag ; des moqueries sur le fait d’avoir ses diagnostics en biographie Twitter ; des propos dénigrant l’intelligence de la personne, etc. Ce sont bel et bien des propos validistes.
Malheureusement, l’autodiag est une nécessité pour beaucoup, et particulièrement pour beaucoup de personnes racisées pour qui l’accès au diagnostic officiel peut être plus difficile.
Le fait d’avoir des diagnostics médicaux en biographie Twitter peut sembler étrange à certain·es, mais est parfaitement logique lorsque l’on cherche à se retrouver en ligne entre personnes handicapées ; il ne faut pas oublier qu’il est beaucoup plus difficile pour des personnes handicapées de faire communauté en dehors d’Internet. Une seule ligne de métro est accessible à Paris ! Beaucoup d’entre nous doivent gérer de la fatigue chronique et des douleurs invalidantes. Notre vie sociale se passait en grande partie en ligne, bien avant la pandémie de COVID19. De plus, beaucoup d’entre nous recherchent des conseils, des retours d’autres personnes malades et/ou handicapées. Le fait d’afficher un diagnostic en bio permet aux personnes qui recherchent ces conseils de pouvoir nous trouver.
Évidemment, tout cela reste un choix personnel ; on ne doit pas présumer que parce qu’une personne n’a pas son ou ses diagnostic en bio, il s(agit alors d’une personne valide. Toutefois, pour certain·es cela a du sens d’en parler très publiquement, et je ne vois pas le problème. Être malade et/ou handicapé·e n’est pas une honte. Cela ne devrait pas être un souci de l’être publiquement sur Internet. Prétendre le contraire est de facto validiste.
Quant aux propos dénigrant l’intelligence, la question est un peu plus délicate, dans le sens où il s’agit parfois de pointer qu’il s’agit d’ignorance délibérée et choisie sur les questions de racisme. Là encore, cela peut confiner au tone-policing dans certains cas. Dans d’autres, les remarques gratuites sur l’intelligence de quelqu’un sont effectivement validistes. D’ailleurs, prétendre que la capacité à ne pas être raciste (ou sexiste, ou transphobe, etc) dépend de l’intelligence est un problème. Ne pas perpétuer les oppressions est un choix éthique, pas une compétence intellectuelle acquise à partir de certains points de QI. Sous-entendre le contraire est finalement assez dépolitisant.
Donald Trump n’est pas fasciste parce qu’il est malade mental. Il est fasciste parce qu’il choisit d’être fasciste. Qu’il soit malade mental ou non ne change rien à la responsabilité qu’il doit prendre pour ses actes. Il en va de même pour toutes les autres personnes blanches. Le fait d’être autiste, fol, handicapée, ne nous absout pas de remise en question du racisme qu’on nous inculque. C’est notre responsabilité éthique de s’assurer que nous respectons nos pairs racisé·es et d’être des traîtres à la suprématie blanche. C’est un travail continu, qui ne se fait pas en un jour.
Avec cet article, je ne cherche pas à hiérarchiser racisme et validisme, prétendre que l’une des oppressions est plus grave que l’autre ou quoique ce soit de ce genre. Je pense qu’il serait profondément déplacé de prétendre cela. Ces deux axes de lutte méritent notre attention et nos efforts collectifs.
Je pense particulièrement aux personnes racisées ET handicapées. Ce genre de conflits est particulièrement délicat et les met en porte à faux. Personne ne devrait être forcé·e à choisir entre une communauté antiraciste et une communauté antivalidiste. De mon point de vue de personne blanche et handicapée, j’estime qu’il est de ma responsabilité de remettre en question le racisme parmi mes pairs, et de m’assurer que les personnes racisées ont accès aux ressources dont elles ont besoin au sujet des vécus handicapés.
Pour mes pairs donc, voici quelques ressources (gratuites) potentiellement utiles au sujet de l’antiracisme :
- le blog de MsDreydful
- le livre “Afrofem” du collectif afroféministe Mwasi
- le glossaire de Mwasi
- le blog de MrsRoots
Ce n’est bien sûr pas du tout une liste exhaustive, et je vous encourage vivement à laisser en commentaires des ressources qui vous semblent recommandables si vous le souhaitez !
Pour conclure, quelques points saillants :
- débattre sur Twitter est généralement une mauvaise idée si vous cherchez à vous faire comprendre ou à comprendre autrui tout en préservant votre santé mentale
- il est urgent de collectivement remettre en question le racisme et le validisme que l’on reçoit et que l’on perpétue souvent sans en avoir conscience
- aucune oppression que l’on subit n’excuse d’en reproduire d’autres
Si vous avez des remarques ou des critiques constructives, elles sont également bienvenues en commentaires.