sur fond vert, le texte : Sécurité et trauma, traduction d'un fil de Kai Cheng, dcaius

Sécurité et trauma, traduction d’un texte de Kai Cheng

J’ai ouvert ce blog en 2017 et depuis, un certain nombre de choses ont évolué, y compris certaines de mes perspectives sur le trauma et les neurodivergences. Aujourd’hui j’aimerais partager avec vous ma traduction d’un fil Twitter que j’ai trouvé particulièrement éloquent, par Kai Cheng (@razorfemme).

Je n’ai pas retrouvé le lien direct vers le fil, que j’ai lu via un post Instagram de @guardianoftheheart. J’ai toutefois inclus à la suite de ma traduction le texte original du fil si vous souhaitez le lire dans sa version originale en anglais.

Je crois que la différence principale entre une perspective de justice sociale sur le trauma et une perspective blanche/coloniale sur le trauma est le fait de partir du principe que le rétablissement du trauma est la récupération de la sécurité — que la sécurité est une ressource qui est tout simplement “là-bas”, disponible, et que tout ce qu’il est nécessaire de faire est travailler suffisamment fort en thérapie

J’ai été à un séminaire de formation à Toronto dirigé par une psychologue somatique célèbre (chez les thérapeutes) et très appréciée. Elle a parlé brillamment. Je lui ai demandé comment guérir du trauma était possible pour des personnes pour qui la violence et le danger font partie du quotidien. Elle a dit que ce n’était pas possible.

La psychologie et la psychiatrie coloniales révèlent leur allégeance au statu quo dans leur approche du trauma : que le fait d’être ressourcé·e doit venir de soi plutôt que du collectif. Que le rétablissement du trauma c’est de se sentir en sécurité en société, quand en fait la société est la source du trauma.

Les somatiques et psychothérapies coloniales enseignent que le corps doit réapprendre à percevoir la sécurité. Mais les corps des personnes oppressées interprètent le danger à juste titre. Notre réactivation et rage explosive, notre dissociation et soumission parfaite sont en fait des compétences qui nous ont maintenu en vie.

Les somatiques de la justice sociale ne peuvent pas (je crois) être des somatiques enracinées dans les conceptualisations coloniales de la psychologie, psychiatrie et autres modèles liés à la domination de l’état-nation (la psychologie n’a pas toujours été ainsi, mais l’est devenue de plus en plus avec le temps)

Les somatiques de la justice sociale ne peuvent pas avoir pour but de restaurer le corps à un état d’homéostasie / neutralité. nous devons faire attention au vocabulaire populaire tel que la “régulation” du système nerveux et des émotions, qui implique le contrôle et la domination de la tête sur l’émotion et la sensation

parce que l’on ne prépare pas, in fine, le corps à “retourner” à la sécurité générale de la société (cela serait du gaslighting). nous préparons le corps, fondamentalement à la lutte — l’entraînant pour une meilleure survie & pour la capacité à expérimenter la joie au milieu d’un grand danger

dans le chaudron de la pratique de la justice sociale, nous devons viser la relationalité qui a le potentiel de générer du changement social, de générer l’insurrection. nous devons être préparé·es à défier les normes. reconnaître le danger. étreindre la lutte. prendre des risques.

& au-dessus de tout, nous ne devons pas insister trop sur l’importance du travail individuel (qui est en effet important) au détriment de somatiques qui nous préparent aussi, fondamentalement, pour la guerre. des somatiques qui nous permettent de nous organiser ensemble. de nous battre ensemble. de vivre ensemble. de nous aimer les un·es les autres.

les somatiques sous le capitalisme deviennent juste une autre mode psychothérapeutique. c’est absorbé dans le corps de la pratique de soin coloniale & perd son pouvoir révolutionnaire.

mais avec les somatiques culturelles il ne s’agit pas de gagner le jeu ou de devenir le prochain gros nom (quelle que soit l’appréciation que l’on a pour Levine, Van Der Kolk, Fisher, Ogden, etc). avec les somatiques culturelles il s’agit de réensauvager nos corps. reconstruire notre meute de loups & notre fierté de lion. redécouvrir le corps collectif.

la question ultime des somatiques de justice sociale n’est pas “comment peut-on guérir le corps traumatisé afin qu’il puisse retourner à la société productive ?” — la question de la psychologie dominante. notre question est “comment peut-on guérir nos corps traumatisés afin que nous puissions nous aimer les un·es les autres & nous battre ensemble ?”

[Version originale en anglais ci-dessous]

I think the major difference between a social justice and a white/colonial lens on trauma is the assumption that trauma recovery is the reclamation of safety — that safety is a resource that is simply “out there” for the taking and all we need to do is work hard enough at therapy

I was once at a training seminar in Toronto led by a famous (among therapists) & beloved somatic psychologist. She spoke brilliantly. I asked her how healing from trauma was possible for ppl for whom violence & danger are part of everyday life. She said it was not.

Colonial psychology & psychiatry reveal their allegiance to the status quo in their approach to trauma: That resourcing must come from within oneself rather than from the collective. That trauma recovery is feeling safe in society, when in fact society is the source of trauma.

Colonial somatics & psychotherapies teach that the body must relearn to perceive safety. But the bodies of the oppressed are rightly interpreting danger. Our trigger & explosive rage, our dissociation & perfect submission are in fact skills that have kept us alive

the somatics of social justice cannot (i believe) be a somatics rooted in the colonial frameworks of psychology, psychiatry, or other models linked to the dominance of the nation-state (psychology was not always this way, but has become increasingly so over time)

the somatics of social justice cannot be aimed at restoring the body to a state of homeostasis / neutrality. we must be careful of popular languaging such as the “regulation” of nervous system & emotion, which implies the control and domination of mind over emotion & sensation

bc we are not, in the end, preparing the body to “return” to the general safety of society (this would be gaslighting). we are preparing the body, essentially for struggle — training for better survival & the ability to experience joy in the midst of great danger

in the cauldron of social justice healing praxis, we must aim for relationality that has the potential to generate social change, to generate insurrection. we must be prepared to challenge norms. ackowledge danger. embrace struggle. take risks.

& above all, we must not overemphasize the importance of individual work (which is important indeed) to the detriment of a somatics that also prepares us, essentially, for war. somatics that allow us to organize together. fight together. live together. love each other.

somatics under capitalism becomes just another psychotherapy trend. it comes absorbed into the body of colonial healing praxis & loses its revolutionary power.

but cultural somatics is not about winning the game or becoming the next big name (much as we love Levine, Van Der Kolk, Fisher, Ogden, etc). cultural somatics is about rewilding our bodies. rebuilding our wolf pack & lion’s pride. rediscovering the collective body.

the ultimate question of social justice somatics is not “how can we cure the traumatized body so it can return to productive society?” — the question of dominant psychology. our question is “how can we heal our traumatized bodies so that we may love each other & fight together?”

6 réflexions au sujet de « Sécurité et trauma, traduction d’un texte de Kai Cheng »

  1. C’est LE texte que je voulais lire et que je pressens ds mon corps et ds ma tête depuis des années… déconstruction après déconstruction d’injustices sociales, de prises de conscience de privilèges / domination / traumas / neurodivergence… c’est LE croisement que je ressentais sans réussir à l’exprimer ni l’entendre de manière aussi claire que je viens de le lire… je suis consultante parentale (contre la VEO) ET femme sspt neurod sans diag lgbtqia, et je me trouvais ds un triangle des bermudes… et ce texte me fait chaud au coeur. merci

  2. Bonjour,
    Merci de nous faire partager vos connaissances et de faire les traductions nécessaires pour une compréhension plus approfondie du SPT et du SPT-C. J’aimerais vous dire que Judith Lewis Hermann, vient de sortit le livre dont vous parlez dans un de vos articles, en français. Je l’ai pré-commandé et seras disponible au mois de juillet.

  3. Bonjour,
    Merci beaucoup pour cet article !
    Je me questionne en revanche sur la conclusion que je trouve un peu pauvre (s’aimer les un.e.s les autres). La proposition de préparer le corps à une meilleure survie, à la lutte et à expérimenter la joie au milieu de grands dangers me semblent plus profondes et justes…
    La dimension de l’acceptation de soi et de s’aimer soi-même, trouver des pair.e.s racisé.e.s et proches qui se comprennent mutuellement me semblent un levier, également pour combattre ensemble. Pourtant, l’amour n’est pas forcément accessible à touxstes (à recevoir ou éprouver, accepter aussi de l’éprouver) me semble-t-il (je me réfère notamment au chapitre 5 du zine L’amour sans urgence de Clémentine Morrigan, trouvable sur le net).
    La honte aussi me semble un énorme frein pour aller mieux. Comment faire pour s’en libérer alors que le collectif peut être dans la désapprobation de la personne, alors que la honte enfermé aussi la personne elle-même ?
    En tout cas, merci pour cet article !
    Pour info, je suis une personne blanche, sur un chemin de guérison relatif.

    1. Bonjour,
      Merci pour ton retour.
      Le texte original est un fil, écrit je pense assez rapidement, davantage un résumé qu’une exploration exhaustive.
      Je trouve ta remarque un peu étrange dans la mesure où la phrase de Kai Cheng est littéralement “comment peut-on guérir nos corps traumatisés afin que nous puissions nous aimer les un·es les autres & nous battre ensemble ?” : l’aspect lutte y est explicitement mentionné.
      Le sujet de la honte est très vaste, je crois qu’il n’y a pas de réponse simple à la question de comment s’en libérer. Je pense que c’est généralement un processus de long terme, et plus on s’y exerce moins c’est difficile. L’isolement semble jouer énormément ; pouvoir être soutenu·e (si ce n’est pas par le collectif, un groupe de visu, au moins une ou deux personnes, ou encore des écrits, des personnages fictifs…) est vraiment important pour ne pas spiraler dans la honte à mon sens.
      Mes encouragements dans ton cheminement !

      dcaius

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