Il est arrivé plusieurs fois que je constate des soucis liés à l’anxiété et à la conscience de classe chez des pairs, et je souhaitais en traiter dans cet article.
Ici, par conscience de classe j’entends : se rendre compte de l’où on se situe en termes de classe sociale, autrement dit de capital socio-culturel et financier. Je ne suis pas en mesure de faire un cours de sociologie précis en un article, ce n’est pas ma spécialité, mais pour faire court : il s’agit de saisir quel est le milieu social auquel on appartient, si l’on est sur la paille ou non, jauger adéquatement de ses moyens et des leviers de pouvoir dont on dispose ou non.
De nombreux termes sont utilisés pour décrire les classes sociales et la variété de moyens, certains plus éloquents que d’autres ; prolétariat, classe ouvrière, fonctionnaire, cadre, classe dirigeante, ultra-riches, précaires…
J’aimerais me concentrer sur les personnes handicapées. Au sein de cette catégorie, il peut y avoir une grande variété de moyens. Certaines personnes naissent dans un milieu très aisé, avec un handicap. Leur accès aux soins peut être facilité. Le métro de Paris n’est pas plus accessible pour une personne handicapée très riche, en revanche, les alternatives coûteuses (taxis, voiture avec chauffeur, etc) le seront.
Dans tous les cas, quel que soit le milieu social originel, le handicap constitue un déclassement plus ou moins fort, de facto. Cependant, il serait absurde de mettre sur le même plan le déclassement d’une personne déjà très précaire et isolée, qui se retrouverait du fait d’une situation de handicap à vivre de l’Allocation Adulte Handicap qui se trouve sous le seuil de pauvreté, et celui d’une personne très aisée avec un fort capital social qui aurait un patrimoine immobilier, des économies, le soutien de proches ou connaissances qui ont également des moyens financiers, etc.
Ce sont là des considérations sociologiques élémentaires. Les êtres humains ne naissent pas égaux, quoiqu’en disent la constitution : certains naissent avec les faveurs de l’État, d’autres avec un couteau métaphorique sous la gorge pour se rendre rentable ou crever. Ce constat fait, quelles généralités peut-on faire sur les personnes handicapées ? Est-il pertinent de parler de personnes handicapées comme une classe sociale ?
Je n’ai pas de réponse facile à ces questions, parce que j’estime qu’elles méritent un approfondissement pour lequel je n’ai pas les qualifications requises. Cependant, j’ai mes propres pistes de réflexion, que je m’efforcerai de clarifier ici.
Je pense que dans un certain nombre de cas, on peut poser des généralités sans tronquer la réalité. Même si les personnes handicapées souffrent à des niveaux variables de l’inaccessibilité et de la précarisation qui peut en découler, toutes sont sujettes à des discriminations sur la base du validisme. De ce point de vue là, il sera parfois pertinent de parler des personnes handicapées comme d’une classe sociale qui subit la discrimination systémique qu’est le validisme.
Cependant, dans bien d’autres cas, s’en contenter efface d’autres problématiques de manière dépolitisante. Certains corps de métiers provoquent des situations de handicap, par des conditions de travail trop difficiles sur le long terme, pour des personnes qui n’ont pas le choix que de continuer à travailler trop dur. Il y a donc souvent un lien à faire entre exploitation salariale et situation de handicap. Cette situation est parfois temporaire (accident de travail, burnout), parfois durable (problèmes de dos ou aux articulations liée à un travail à l’usine, par exemple).
Bien sûr, ce problème sera exacerbé pour des personnes qui doivent se soumettre à une exploitation salariale de ce type et qui ont déjà une situation de handicap ; par exemple, une personne qui a des douleurs chroniques graves du fait d’un syndrôme d’Ehlers-Danlos mais qui connaît une errance médicale jusqu’à l’âge adulte, moment auquel sa santé s’est déjà dégradée du fait d’avoir dû travailler des années avec des douleurs violentes.
Dans une société qui exige d’une grande partie des êtres humains qu’iels méritent le droit de (sur)vivre par leur force de travail, l’anxiété financière est bien sûr omniprésente. Et le hic, c’est qu’avoir des moyens suffisants pour vivre et même plus ne fait pas forcément disparaître cette anxiété financière pour tout le monde, et ce pour une variété de raisons. Il arrive que des personnes ayant connu une mobilité de classe générationnelle conservent la peur de la précarité alors que leur situation est confortable et ne connaît pas de menace sérieuse.
Pour prendre un exemple concret, il pourrait s’agir d’une personne dont les grand-parents étaient prolétaires, dont les parents ont pu devenir fonctionnaires ou cadres et gagnent bien leurs vies, qui bénéficie d’un héritage, qui n’a pas de dettes, et qui a un travail en CDI avec un salaire lui permettant largement de subvenir à ses besoins élémentaires et de faire des dépenses non-essentielles… mais qui se décrit quand même comme “précaire”. Évidemment, c’est exaspérant.
J’ai pris ici un exemple peut-être extrême, mais il y a de nombreuses variantes. À titre personnel, j’estime que se décrire comme “précaire” parce que l’on ne peut pas s’acheter impulsivement des objets de loisir dès qu’on le souhaite, alors que l’on est en mesure de payer son loyer, ses frais médicaux et ses courses sans problèmes, est un petit peu fort de café.
Le fait d’avoir de l’anxiété autour de l’argent peut être un enjeu différent que d’avoir réellement des problèmes d’argent. Pour certaines personnes issues d’un milieu plutôt aisé où la norme est de ne pas avoir à se préoccuper de l’argent plus que ça, se retrouver à devoir s’en inquiéter un petit peu plus, par exemple à cause du déclassement lié au handicap, peut donner l’impression d’être précaire. Mais il serait bon d’y réfléchir un peu plus !
Je précise que je ne considère pas qu’il soit honorable ou moralement supérieur d’être handicapé·e et précaire, plutôt que “juste” handicapé·e. Il ne s’agit pas ici de vilifier des personnes handicapées qui ne vivent pas dans la pauvreté. Je souhaite à tout le monde d’avoir davantage que l’indispensable, de pouvoir vivre plutôt que survivre. En attendant, il me semble que la lucidité et l’honnêteté est de mise afin de pouvoir progresser vers une situation où chacun·e a selon ses besoins.
Comme toujours, les recommandations de ressources, remarques et critiques constructives sont les bienvenues en commentaires. Pour ma part, voici certaines lectures qui ont nourri ma réflexion sur le sujet (liste non-exhaustive) :
- Sociologie de la bourgeoisie, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon
- Les prédateurs au pouvoir. Main basse sur notre avenir, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon
- Je vais m’arranger: Comment le validisme impacte la vie des personnes handicapées, Marina Carlos
- J’ai survécu à la psychiatrie, Christella Rosar
- L’expérience handie, Pierre Dufour
Je suis d’accord avec tes propos et trouve ça bien de faire un article là-dessus, pour clarifier des notions, des positions de confort et privilège, et la confusion entre des situations. C’est un sujet peu discuté j’ai l’impression.
Aussi bien de pouvoir parler d’anxiété autour de l’argent, qui peut venir aussi d’une histoire familiale et persiste au-delà des périodes réelles de privation – en anglais, on trouve des ressources autour du “trauma financier”, mais je n’en entends pas vraiment parler en français…
Je voulais cependant souligner que la précarité, contrairement à la pauvreté où des critères plus précis existent, est un concept aux contours flous, définis différemment selon les champs d’étude, et qui comporte une part de ressenti : la précarité, c’est un état d’instabilité, et c’est la peur de perdre (sa sécurité, son logement, son cercle social, sa place dans la société), et ça désigne justement une anxiété et charge mentale qui s’ajoute à des moyens limités voire insuffisants – mais pas aussi insuffisants que ne l’est la pauvreté.
Evidemment, si on a suffisamment pour mettre de côté, qu’on a des économies, voire une propriété, ou la certitude d’un héritage ou d’une aide familiale… on n’est pas précaire.
Mais je pense que la précarité est une notion qui peut s’appliquer à des personnes handies qui gagnent tout juste de quoi habiter/manger mais ne peuvent pas mettre de côté et faire face à une grosse dépense inattendue (accident, maladie), et renoncent à des aménagements ou soins de santé qui seraient bénéfiques mais non-vitaux ; qui ne sont pas couvertes pas l’assurance maladie en cas de long arrêt ; qui viennent peut-être d’une famille aisée mais sont en rupture familiale nécessaire pour leur sécurité, ou en couple avec quelqu’un sans qui iels n’auraient pas un logement stable et suffisant ; qui ont un travail qu’iels ne peuvent théoriquement pas soutenir sur le long terme en termes de santé physique/mentale et/ou qui n’est pas sous un statut qui leur permettra de toucher le chômage après, et qui vivent donc dans la peur de n’avoir plus rien dès que leur corps lâchera définitivement.
bien sûr s’ajoute à ça quand même les autres privilèges ou situations d’oppression que l’on occupe (si l’on est issu d’un milieu culturellement privilégié ou pas, si l’on a fait des études, si l’on est blanc.he ou pas, si on cis ou trans, etc.), mais je pense que cette notion d’instabilité / peut du futur joue beaucoup dans le fait que pas mal de personnes handies se disent précaires même quand elles ne sont pas pauvres : c’est que la notion, à la base, n’est pas aussi bien définie et délimitée que l’est la pauvreté ou que le sont les classes sociales en termes de comportement/langage/entourage/références/etc.
Je viens de me rendre compte que j’avais approuvé ce commentaire mais pas répondu !
Je suis tout à fait d’accord, je pense que c’est pas toujours simple à définir et ça contribue au flou. Disons que je pense que c’est important d’être lucide sur tout ça autant que possible, et parfois clairement c’est pas le cas. Mais oui, le handicap complique souvent la donne, comme tu le soulignes très bien. Merci beaucoup pour ton retour !
Très intéressant cet article.
Le handicap invisible n’est absolument pas pris en compte comme variable de déclassement… Les discriminations sont réelles, mais cachées…En entreprises, les impératifs de productivité mettent sur le bas côté de la route beaucoup de personnes issues de la neurodiversité dont beaucoup finissent aux minima sociaux et isolées, malgré diplômes, background, expertises et/ou savoir-faire…bref,
tout une richesse inexploitée…
Le capitalisme financier est un capitalisme d’oppression pour elles aussi. Il est impératif de faire entendre la voix des neuroatypiques dans le paysage politique. Et de manière générale, la voix des personnes porteuses d’un handicap…
Bonne continuation, je découvre ce site qui est très intéressant
Merci pour votre retour !