En revisitant les articles précédemment publiés dans cette série “Traumas religieux et spirituels“, je me suis rendu compte (à ma surprise) que je n’avais pas encore abordé le sujet de l’évitement spirituel, du moins pas en ces termes.
Qu’est-ce que l’évitement spirituel ?
Les termes d’évitement spirituel ou contournement spirituel sont la traduction de l’anglais spiritual bypassing, introduit dans les années 80 par le thérapeute John Welwood.
On peut le définir par la tendance à utiliser des idées et pratiques spirituelles pour contourner ou éviter de faire face à des problèmes émotionnels non-résolus, des blessures psychologiques, et des arrêts développementaux.
Cette définition se concentre sur l’évitement de problèmes que l’on pourrait qualifier d’individuels, et il me semble pertinent de l’élargir au contexte collectif : il arrive que l’évitement spirituel consiste à éviter des enjeux d’actualité, par exemple, en spiritualisant la situation.
Par exemple, considérer que “Tout arrive pour une raison” relève de l’évitement spirituel. On peut appliquer cela pour soi-même, et ainsi éviter de prendre en compte son chagrin, sa frustration ou autre, mais on peut aussi l’appliquer dans des situations qui impliquent bien d’autres personnes ou des évènements lointains, ce qui mène à l’évitement de ses propres responsabilités envers autrui.
Ça me semble important à souligner parce qu’il y a une différence potentiellement notable entre se dire “Ah, j’ai pris du retard et j’ai raté mon train, bon, tout arrive pour une raison, les voies du Seigneur sont impénétrables” et “Ah, il y a un génocide en cours dans tel pays, bah, tout arrive pour une raison, les voies du Seigneur sont impénétrables” .
Dans ce dernier cas, l’évitement spirituel peut même prendre des formes plus terribles, en justifiant activement la violence par un plan divin. Par exemple, la pandémie de VIH/SIDA a vu beaucoup de discours atroces prétendant que la maladie était une punition divine pour les homosexuels. Il s’agit évidemment de justification pseudo-spirituelle de l’homophobie, mais aussi d’évitement des responsabilités collectives pour faire face à une pandémie (décès en masse, et évènement handicapant de masse) avec tout ce que cela implique.
Il y a évidemment de nombreuses manières dont l’évitement spirituel peut contribuer à traumatiser, et parmi elles quelques exemples :
- gestion du deuil lacunaire, en évitant de considérer le chagrin à coups de “La personne est avec Dieu maintenant”
- absence d’éducation sexuelle en encourageant à l’abstinence et en centrant tout sur la nécessité d’abandonner son corps à Dieu, en évitant de confronter les désirs tout à fait naturels que l’être humain peut expérimenter en ce qui concerne la sexualité
- déresponsabilisation en cas d’abus et dépolitisation générale en parlant d’attaques spirituelles ou de possession par des esprits mauvais lorsqu’un problème se produit
L’évitement spirituel peut émerger dans un contexte de fuite de ses propres responsabilités et de justification de comportements abusifs, mais aussi lorsqu’une personne est dépassée par la peine que la réalité provoque.
Ainsi, il arrive que certaines personnes considèrent que la colonisation devait arriver pour que les populations colonisées aient accès à l’évangile, parce que prendre la pleine mesure des dommages de la colonisation leur semble insoutenable. C’est un discours que j’ai entendu de la part de personnes afro-descendantes par exemple, qui avaient malheureusement internalisé un discours diabolisant leurs propres pratiques ancestrales au profit de la christianisation. L’aliénation qui en résulte peut être tenace et elle est évidemment très dommageable. On ne peut pas minimiser les torts causés par le racisme systémique et l’impéralisme, et je comprends aisément que la fuite fournie par l’évitement spirituel soit souvent choisie inconsciemment plutôt que de faire un constat réaliste : rien ne peut justifier ni excuser les abus coloniaux.
Note que les religions n’ont pas le monopole de l’évitement spirituel. S’il est très facile de trouver des exemples dans le cadre du christianisme évangélique pour ma part car j’ai évolué dans ce milieu par le passé, j’ai aussi vu ces phénomènes dans d’autres contextes. Il ne fait aucun doute qu’on trouve des mécanismes similaires dans des cercles New Age, non-monothéistes, ou même non-religieux mais autrement spirituels. Des sorcières qui considèrent tout problème de santé comme des “initiations” et des coachs en développement personnel qui encouragent à transcender toute émotion négative de manière répressive, il y en a !
Par ailleurs, ce phénomène peut aussi s’illustrer d’autres manières, dès qu’il y a un fort dogmatisme en jeu. Ainsi, Charles Eisenstein a écrit de ce qu’il appelle political bypassing, l’évitement politique.
J’espère que cet article pourra permettre de mieux comprendre ce qu’est l’évitement spirituel.
Si vous avez souffert de l’évitement spirituel de la part de proches, de membres d’une communauté religieuse ou spirituelle, ou que vous vous reconnaissez dans certaines de ces descriptions : je compatis, et je vous souhaite de pouvoir être mieux entouré·e et de continuer de cultiver la capacité à la nuance pour sortir toujours plus du dogmatisme et de l’évitement.